lundi 12 septembre 2011

Ravage

  • De tempérament actif, il aimait se servir de ses muscles, possédait le goût d'intervenir partout, chaque fois qu'il pouvait le faire de façon utile, et nourrissait l'ambition de diriger sa vie, au lieu de se laisser entraîner par les évènements. Enfermé dans ce bolide, il s’estimait réduit à un rôle trop ridiculement passif. Chaque fois qu'il prenait le train ou l'avion, il éprouvait la même impression d'abdiquer une partie de sa volonté et de sa force d'homme. 
  • Les voyageurs qu'on en retira ne possédaient plus un os d'entier. Quelques-uns en échappèrent, se firent mettre des os en plastec. La wagon n'avait subi ni fêlure, ni déformation, ce qui montrait l'excellence de sa fabrication. Ce n'était pas la faute de la Compagnie si les contenus s'étaient avérés moins résistants que le contenant. 
  • Ce quartier sale, malsain, surpeuplé, se trouvait être, paradoxalement, le « lieu artistique » par excellence de l'Occident. 
  • Dans leur nid de dentelles, ses deux seins semblaient deux pigeons blottis. 
  • Fils de paysan, il préférait les nourritures naturelles, mais comment vivre à Paris sans s'habituer à la viande chimique, aux légumes industriels ? 
  • L'humanité ne cultivait presque plus rien en terre. Légumes, céréales, fleurs, tout cela poussait à l'usine, dans des bacs. 
  • L'élevage, cette horreur, avait également disparu. Elever, chérir des bêtes pour les livrer ensuite au couteau du boucher, c'étaient bien là des mœurs dignes des barbares du XXème siècle. Le bétail n'existait plus. La viande était cultivée sous la direction de chimistes spécialistes et selon des méthodes, mises au point et industrialisées, du génial précurseur Carrel, dont l'immortel cœur de poulet vivait encore au Musée de la Société protectrice des animaux. 
  • Il ne serait pas venu à l'idée des Européens du XXème siècle de manger des fœtus de mouton ou de veaux mort-nés. Ils dévoraient pourtant des œufs de poulet. Une partie de leur nourriture dépendait du derrière de ces volatiles. 
  • La ville semblait écrasée au sol, laminé par le poids de la tristesse et de la fumée des siècles. Ses toits formaient une croûte écailleuse coupée par les rues et les avenues comme des cicatrices. 
  • Paris leur apparut comme une dentelle de lumières posée sur le velours mat des ténèbres. 
  • Le fait d'appuyer sur un bouton pour obtenir ce que tu désires ne fait pas de toi une fée. Et tes jambes ne seront pas plus belles quand elles danseront dans tous les écrans de la terre que lorsque j'étais seul à les aimer. 
  • Tout cela est notre faute. Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s'en rendre maîtres. Ils ont nommé ce la Progrès. C'est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelques temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c'est à dire des êtres chez sui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d'avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction. 
  • Le multitude voulut en savoir davantage ? De partout à la fois elle poussa vers le centre. Dix mille poitrines firent pression. La foule ne fut plus qu'une masse compacte, un seul muscle contracté. Il y eut des remous, des tourbillons, des vêtements arrachés, des côtes fracturées, des caleçons souillés. 
  • Si cet était des choses se prolongeait, toute la civilisation allait s'écrouler. Pour Seita, c'était plus que la fin d'une ère, c'était vraiment la fin du monde, de son monde. Il se sentait comme un voyageur abandonné nu au milieu du désert. Qu'allait-il devenir, lui qui ne se déplaçait jamais que par les secours des moteurs, qui parcourait volontiers quelques milliers de kilomètres dans une journée, mais à qui cinq cent mètres paraissaient une distance terrifiante s'il s'agissait de la couvrir à pied ? Il n'avait jamais rien fait de ses mains. Il avait toujours eu, pour répondre à ses besoins, une armée de subordonnés et d’appareils perfectionnés. Leur service impeccable lui paraissait aussi naturel que le bon fonctionnement des organes de son corps. D'un seul coup, tout cela, autour de lui, disparaissait, l'amputait de mille membres, et le laissait seul avec lui-même pour tout serviteur. 
  • L'électricité n'a pas disparu, mon jeune ami. Si elle avait disparu nous n'existerions plus, nous serions retournés au néant, nous et l'univers. Nous, et cette table, et ce caillou, tout cela n'est que combinaisons merveilleuses de forces. La matière et l'énergie ne sont qu'un. Rien ne peut en disparaître ou tout disparaîtra ensemble. Ce qui se passe, c'est un changement dans les manifestations du fluide électrique. Un changement qui nous bouleverse, qui démolit tout l'édifice de science que nous avions bâti, mais qui n'a sans doute ni plus ni moins d'importance pour l'univers que le battement d'aile d'un papillon. Il est évident que certains corps, comme les métaux, qui possédaient la propriété, dans certaines conditions, de capter, de conduire, de garder prisonnier ce fluide, ont tout à coup perdu cette faculté. Caprice de la nature, avertissement de Dieu ? Nous vivons dans un univers que nous croyons immuable parce que nous l'avons toujours vu obéir aux mêmes lois, mais rien n’empêche que tout puisse brusquement à changer, que le sucre devienne amer, le plomb léger, et que la pierre s'envole au lieu de tomber quand la main la lâche. Nous ne sommes rien, mon jeune ami, nous ne savons rien... 
  • Les flammes se roulaient sur la ville comme des chattes, se couchaient sur les pâtés maisons, jouaient, ronronnaient, faisaient le gros dos, puis, tout à coup furieuses, poil hérissé et toutes griffes dehors, bondissaient, crachantes, jusqu'au plafond des ténèbres. 
  • Parfois le vent tombait, et la chaleur de l'enfer traversait la Seine. D'un seul coup elle touchait au visage toute la foule qui reflétait cent mille fois, sur ses joues suantes, la danse du feu. La foule criait et se contractait vers la nuit, poursuivi par l'odeur incandescente. Tout ce que ce peuple connaissait ce qu'il aimait, ce qu'il touchait, ce qu'il mangeait, chair, étoffes, bois, mur, la terre, l'air, tout, transformé en flamme, en lumière, était dans cette odeur. Une odeur dont nul ne pourra se souvenir, car rien ne la rappelle, mais que personne n'oubliera, car elle a brûlé des narines, séché les poumons ? C'était une odeur de monde qui naît ou qui meurt, une odeur d'étoile. 
  • La peste, la faim, les catastrophes n'y ont rien changé. Si vous êtes jeune, beau, si vous arrivez les bras chargés de richesses de bouche, vous pouvez frapper, vous serez reconnu et la maison vous accueillera. Mais si vous venez les mains vides et les joues creuses, si l'âge ou les peines vous ont marqué, on n'entendra même pas le bruit de vos poings sur la porte. 
  • Assis sur une chaise électrique, le patient recevait une série de décharges de courant à haute tension, d'intensité soigneusement calculée. Dans un grand nombre de cas, le choc rendait la mémoire aux amnésiques, l'optimisme aux déprimés, la modestie aux mégalomanes, la modération aux érotomanes, et, à tous, cette façon particulière de considérer l'univers que les hommes nomment la raison. 
  • Les résultat fut si probant qu'une loi institua un examen mental annuel obligatoire pour tout le monde. A la suite de cet examen, chaque printemps, un grand nombre de citoyens passaient au Dépiqueur. Les simples énervés, anxieux, tiqueurs, grimaciers, bègues, timides, ceux qui rougissent de rien et ceux qui dorment debout, les sans-mémoires, les parleurs, les nocturnes, les distraits, les avaleurs de vent, les grince-dents, les trembleurs, les vantards, les parle-toujours, les taciturne, les bouche-bée, les excités, les mous, les coléreux, les contrits, bref, les petits dérangés recevaient seulement une petite secousse qui les repoussaient dans le droit chemin de l'homme moyen dont ils tendaient à s'écarter. 
  • Tel qui s'était assis Napoléon ou Dieu le Père, se relevait tourneur sur métaux, employé de banque ou poinçonneur au métropolitain, et toujours enchanté, ce qui montre que l'homme se satisfait facilement de son sort. Il était, en tout cas, récupéré en tant que citoyen utile à la collectivité. 
  • Les résistants, ceux qui se cramponnaient à leur rêve, se crispaient sur la chaise, la mousse aux lèvres et les yeux jaillis, qui supportaient des secousses à tuer six ânes, et eussent plutôt fait péter la machine qu’accepté qu'on leur remît la cervelle à l'endroit, étaient l'objet, depuis quelques mois, d'une nouvelle tentative. 
  • Il tendit de nouveau ses mains trouées, et les trois hommes, bouleversés, se trouvèrent tout à coup inondé d'une lumière bleue comme le bleu d'un ciel printanier, qui ne sortait de nulle part et ne lassait subsister aucune ombre. Les parois des couloirs se mirent à s'éloigner l'une de l'autre jusqu'à l'infini, le sol s'enfonça, rejoignit le ciel de l'autre côté de la terre, le plafond monta plus haut que le soleil. L'espace avait disparu, ma matière n'existait plus, les pieds ne reposaient nulle part, l'oeil ne voyait aucune forme, la peau ne touchait rien de palpable, l'oreille enfin entendait la musique du silence absolu, la lumière avait pénétré et bu les chairs. 
  • Avant le passage du feu, s'élevait en cet endroit une forêt dont le feuillage tendait un plafond entre le ciel et la terre. Dans cette épaisseur de vie verte, portée à bout de branches par cent millions d'arbres hercules, des peuples d'oiseaux voletaient, chahutaient, poussaient leurs chants de toutes couleurs. Des écureuils grignotaient des fruits minuscules. Les fourmis, caravanes d'esclaves noires, franchissaient les monts et précipices des écorces et portaient vers les cavernes de la tribu les fardeaux des trésors ravis à tout ce qui vit, mange et peut être mangé. Au sol grouillaient les animaux rampants, coureurs, furtifs, et les champignons poussaient leur vie hâtive entre les lits de feuilles mortes. Des sangliers mal endormis grognaient en rond dans les buissons. Des biches goûtaient les rameaux nouveaux. La voûte splendide avait dissipé dans le ciel tout le sang de la forêt, toute l'eau qui se condensait, très haut, en troupeaux de moutons blancs, en écharpes roses, aussitôt absorbés par l'azur. 
  • François, qui marchait en tête, se laissa emporter par la descente. Il percuta dans un tronc, roula au milieu d'une pluie de charbon, se releva, se remit à courir. En bas, dans la vallée, devait sûrement couler un cours d'eau. Il courut plus vite. Il avala la cendre à bouche ouverte. Il voulait déjà sentir l'eau autour de ses jambes. Derrière lui, ses compagnons arrivaient en avalanche, emportés par l'espoir de trouver un courant qu'ils imaginaient gambadeur et riant, dans lequel ils se sentaient déjà plongés, bouche ouverte. Ils se coucheraient dedans, ils boiraient jusqu'à ce qu'ils eussent l'estomac rond. Ils se laveraient à grande eau la bouche et le gosier, ils boiraient par les mains, par le ventre et les cuisses, par toute la peau nettoyée. 
  • Pierre pique du nez sur le cou du cheval, se réveille en jurant. Quand il se relève, ses reins grincent comme une vieille porte. Le cours a dû changer de direction, s'incliner légèrement vers l'est, car il l'atteint plus vite qu'il ne l'escomptait. Mais il n'y trouve pas la moindre goutte d'eau. Sa soif redouble, sa langue enfle dans sa bouche, lui emplit toute la tête, devient brandon. Son cerveau est de cendre, son crâne de charbon. La selle lui brule les fesses. Un tisonnier rouge lui laboure les reins. Une forge ronfle dans son estomac. Ses poumons soufflent des flammes. Ses mains crépitent d'étincelles. Il voudrait se jeter au bas de ce cheval incandescent qui marche, trotte, k'emporte dans la nuit de feu. Il ne peut. Les flammes les ont soudés. Ils galopent de plus en plus vite, comme la tempête, de toutes leurs pattes, douze, vingt, cent, dans un grand bruit de casseroles, des marteaux sur des enclumes, marteaux-pilons, mille aciéries en plein travail sur du fer rouge. Ils traînent une queue de flammes comme une comète. 
  • Le murmure de l'eau glissant sur les graviers caressait les oreilles comme le chant même de la vie. 
  • Il enrage. Des larmes de sang coulent de ses yeux. Il se relève, s'adosse au rivage, repart tout droit, dans le hurlement du vent qui cherche à le renverser. Le courant doit être là. Il arrache sa chemise, se baisse, enfonce ses doigts dans une boue épaisse. Il n'y a plus d'eau, plus qu'une sorte de ciment, de mastic tiède. Il ouvre la bouche pour crier son affreuse déception, alerter ses compagnons, son chef. La tempête lui enfonce dans la gorge un bâillon sec. Il tousse, il ne peut plus tousser, il râle, il devient violet. Il ouvre plus grande la bouche, pour retrouver l'air qui lui manque. La cendre l'emplit, entre par les narines, obstrue les bronches. La garde tombe, crispe ses deux mains sur sa gorge. Ses poumons bloqués ne reçoivent plus un souffle d'air. Chacun de ses efforts fait pénétrer davantage le bouchon de ciment. Il rue, se tord, griffe son cou. Enfin ses mains se détendent, ses jambes s'allongent, son corps s'aplatit. Sa souffrance s'est apaisée. Son épouvante s'éteint. Il a le temps de penser qu'il était bien ridicule d'avoir si soif. Il n'a plus besoin de rien. 
  • Ils étaient couchés, tordus encore de la dernière souffrance. Le vent avait rempli de cendres les ventres noirs crevés et les bouches ouvertes. Parfois une côte, une omoplate livide, perçait une poitrine de ténèbres. Un tibia tendait son manche de gigot brûlé. Un visage de charbon montrait les dents à la lune. 
  • On en se rassasiait pas de l'entendre, de le voir couler sur les murs, dans les ruisseaux, emplir les mares, gonfler le torrent voisin. La terre fumait, l'herbe se redressait, les arbres chantaient. Le vert renaissaient. 
  • Le monde est grand. Que ton courage le soit aussi. 
  • Quand il fait un mouvement, ses muscles roulent sous sa peau comme les vagues endormies sous la mer calme. 
  • La cataclysme qui faillit faire périr le monde est-il déjà si lointain qu'un homme de ton âge ait pu oublier la leçon ? Le sais-tu pas, ne vous l'ai-je pas appris à tous, que les hommes se perdirent justement parce qu'ils avaient voulu épargner leur peine ? Ils avaient fabrique mille et mille et mille sortes de machines. Chacune d'elles remplaçait un de leurs gestes, un de leurs efforts. Elles travaillaient, marchaient, regardaient, écoutaient pour eux. Ils ne savaient plus se servir de leurs mains ? Ils ne savaient plus faire effort, plus voir, plus entendre. Dans leurs cerveaux, toute la connaissance du monde se réduisait à la conduite de ces machines. Quand elles s'arrêtèrent, toutes à la fois, par la volonté du Ciel, les hommes se trouvèrent comme des huîtres arrachées à leur coquilles ? Il ne leur restait qu'à mourir...